Salut @Daz, vu que @Sylvain espérait un débat sur le forum et que cette chronique m’a fait beaucoup rire (surtout le sueño du @Fibretigre espagnol ahah), j’ai pris le temps de vous préparer un petit retour sur votre discussion.
D’abord, en écoutant ta chronique, j’ai eu l’impression que tout un point de vue était oublié.
Je m’explique, toute la chronique était écrite pour ridiculiser les chantres de l’ubérisation qui nous expliquaient il y a de ça 2-3 ans que tout le monde allait devenir riche et heureux grâce aux plateformes. Je suis d’accord avec toi là-dessus et tes arguments sont convaincants.
Mais il y avait toute une autre catégorie de commentateurs qui prédisait une généralisation de l’ubérisation qui n’est pas du tout évoquée : ce sont ceux qui prédisait que de plus en plus de travailleurs parce que pas assez qualifiés / racisés / trop vieux / trop jeune / etc. allaient se retrouver durablement marginalisés du marché du travail « classique » et n’auraient plus que la gig economy comme bouée de secours. Du coup, on prédisait qu’une partie importante de la population active allait être désormais composée de ces néo-prolétaires certes souriants car « ils sont leur propre patrons » mais payés à la tâche, corvéables à merci et licenciables d’un jour à l’autre. En quelque sorte, on annonçait la disparition prochaine du salariat et le retour à un état pré-Révolution Industrielle avec des travailleurs journaliers ou le domestic service…
Finalement, on pourrait dire que le constat des articles cités dans la chronique dément cette idée : les chercheurs anticipaient une explosion du nombre de travailleurs indépendants qu’on ne voit pour l’instant pas dans les données disponibles (après on constate aussi que la baisse est du à un recul dans les secteurs du BTP et du retail, donc pas forcément des secteurs ubérisés, donc il est quand même difficile de dire exactement ce qu’il se cache derrière ces chiffres pour l’instant).
Du coup, je suis pas sur que les Mathieu Laine (cf. le mec qui expliquait que les pauvres devraient louer leurs poussettes s’ils voulaient s’en sortir) soient si dérangés que ça par le constat dressé dans les articles cités. Au fond, ils peuvent toujours dire « Vous voyez, il n’y a pas d’apocalypse, Benoit Hamon s’est trompé, le salariat existe toujours. De notre côté, tout va bien, on s’est juste fait dépasser par la hype, on a jamais voulu dire qu’on allait remplacer tout le monde, on reste juste une source de revenus d’appoint pour les gens et un modèle limité à certains secteurs ».
Ensuite, concernant la discussion, le premier argument de Fibre « l’économie mondiale est repartie plein pot» est en fait plutôt vrai : aussi surprenant que ça puisse paraitre vu de France où tout semble ultra calme, les statistiques économiques mondiales sont plutôt bonnes et en particulier aux US où le chômage baisse et la croissance repart. Evidemment, ça cache d’énormes disparités et c’est difficile de savoir s’il s’agit de quelque chose de vraiment durable. Pour le chômage, il y a par exemple des gens sont tellement découragés de ne pas trouver de travail qu’ils finissent par sortir des statistiques de la population active. Mais effectivement comme le dit Fibre ça peut expliquer le fait que les gens quittent les jobs ubérisés et réussissent à retrouver des emplois « normaux ».
De mon côté, je suis assez d’accord pour dire que l’on touche à la fin de la première vague de l’ubérisation: comme tu l’expliques bien dans la chronique Daz, les piliers qui sous tendaient cette première vague sont aujourd’hui rejetés en masse. J ’en voyais deux :
1/ Le discours solutionniste très Eric Schmidt circa 2014-2015 basé qu’il suffisait d’une startup qui en réduisant la « friction » et les intermédiaires pour libérer la croissance de n’importe quel secteur. Il est ajd discrédité.
2/ Le discours qui faisait de la « on demand economy » l’horizon ultime de nos sociétés post industrielles : il est absurde de penser que le futur de l’économie et de l’emploi se trouve dans l’externalisation toutes les petites corvées du quotidien (cf. la mentalité de nouveau riche)
Mais j’ai peur qu’une deuxième vague de l’ubérisation se prépare: on a vu que la première vague concernait les métiers routiniers découpables en 1 tâche/1 client, la deuxième vague pourrait concerner les emplois de bureau plus « classiques » qui s’inscrivaient avant dans une relation de long terme avec le donneur d’ordre / employeur (cf. le sacro-saint CDI).
En ce moment en France on voit de plus en plus de plateformes apparaitre comme « Brigad »ou « La crème de la crème » qui se positionnent sur le travail temporaire et les missions longues dans des domaines plus cognitifs. Du coup, je pense que l’on est pas du tout à l’abri d’un modèle où les grosses boites se tournent de plus en plus vers ce genre de services plutôt que vers l’embauche classique de salariés en CDI pour évidemment faire des économies. (cf http://fortune.com/2017/08/29/the-gig-economy-isnt-just-for-startups-anymore/). Du coup on aurait des boites qui n’auraient plus qu’un petit noyau de salariés pour le « coeur de métier » et le reste des tâches seraient out-sourcées à des boites tierces ou déléguées à des free-lances via ces plateformes.
Et j’ai l’impression que beaucoup de grands groupes sont prêts à sauter le pas : depuis des années, on assiste à une explosion du nombre de consultants dans les grosses boites qui externalisent de plus en plus (aujourd’hui on a des promos entières de diplômés qui partent dans les boites de conseil). Dans tous les cas, c’est un phénomène qui existe déjà en France depuis un moment : on connait tous des exemples d’auto-entrepreneurs qui sont en fait de faux salariés et toutes les semaines on voit sur Twitter des offres d’emploi type « recherche freelance à temps plein ». Après, ce sera plus une lame de fond qui va grossir dans les 10/15 ans à venir plutôt qu’un phénomène qui va tout bouleverser en un an comme Uber.
Le tout est de savoir si on se dirige
-vers un modèle de droite -> réduction des couts maximale pour les entreprises, compensations dérisoires pour les travailleurs
-ou vers un modèle de gauche -> émancipation réelle du salariat et mise en place de structures collectives et coopératives d’entraide par les travailleurs
Sinon, même si je ne suis pas vraiment convaincu par le discours de @Fibretigre, ses propositions sont loin d’être délirantes. Effectivement, le constat qu’il existe dans certains marchés des « stars » qui peuvent imposer leurs prix aux autres est 100 % juste. La course aux talents dans le contexte de la mondialisation fait qu’on a des marchés très polarisés où les gens sont prêts à payer le prix fort pour avoir les « meilleurs », cela a été bien étudié par les économistes, notamment du point des inégalités de revenus.
Fibre est à mon avis très influencé par ce qu’il voit dans le secteur du JV où il connait des game designers, etc qui ont 15/20 ans d’expérience dans le domaine et plusieurs succès mondiaux à leur actif qui se font traiter comme de la m*rde par les boites alors qu’ils/elles seraient considérés comme des stars de leur secteur s’ils étaient archi ou designers…
Du coup, Fibre s’imagine qu’un monde où tout serait mis aux enchères permettrait d’atteindre des rémunérations justes grâce à une sorte d’équilibre induit par le chantage à la compétence que les travailleurs pourraient susciter envers les entreprises. Ça me semble en fait plutôt illusoire, même si effectivement dans le JV, l’idée pourrait sembler pertinente parce que les game designers etc. ont des compétences ultra recherchées qui ne sont en l’état pas reconnues à leur juste valeur.
Dans tous les cas, ce modèle de l’enchère n’est de toute façon pas transposable partout : il est peu crédible que des travailleurs peu qualifiés arrivent à s’en sortir dans une telle configuration qui finirait à renforcer les inégalités renforcerait les inégalités et créerait de nouvelles formes d’inégalités entre ceux qui savent se vendre et ceux qui n’y arrivent pas.
Enfin, je pense même que ce système ne marcherait pas vraiment dans le JV. Finalement, pourquoi les travailleurs du JV que Fibre connait sont si mal traités ?
Récemment, j’ai lu le dernier livre de David Graeber, Bullshit Jobs et il explique bien dans de plus en plus de domaines les entreprises elles estiment ne pas avoir à payer un travail considéré comme gratifiant. On retrouve ça avec les graphistes/auteurs qui n’arrivent pas à se faire payer ou dans certaines ONG etc. qui tournent avec des armées de stagiaires. Et je pense que c’est particulièrement vrai dans le JV : quand qqn se plaint dans un studio on lui répond « Tu as déjà la chance de faire un travail qui fait rêver des millions de gamers donc tais toi et retourne au boulot »
La solution, JV y compris, se trouve plutôt dans des structures collectives de défense des droits des travailleurs.
Du coup je ne peux que vous inciter à lire le livre de Graeber que j’ai cité plus haut : beaucoup d’éléments évoqués dans la discussion m’y ont fait penser, notamment la question du rapport moderne au travail qui est devenu complètement masochiste (cf. le témoignage de @Mélissa) et qui d’ailleurs comme Sylvain plaide à la fin pour un revenu de base universel.
Après il y a encore plein de débats potentiellement intéressants qui sont ouverts par votre discussion : je pense que pour la rentrée Fibre pourrait nous faire une petite chronique pour nous expliquer comment revitaliser la France du diagonale du vide en y faisant venir les créatifs freelance rejetés par Paris… 
Désolé pour le pavé, il ya énormément de choses à dire et et là j’ai juste effleuré le sujet en évoquant juste de la problématique de la fin du salariat et en laissant de côté celle de la fin du travail évoquée par Sylvain.